Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

07/03/2012

Biopics

 

 

                           

 

 

Dans le jargon cinématographique actuel, un biopic est un film consacré à une personnalité historique, quel que soit son domaine d’action. C’est dire que le genre n’est pas nouveau, même s’il connaît, en ce début d’année 2012, un regain de prospérité, précisément avec deux films qui l’illustrent assez parfaitement. Deux films qui se centrent sur deux personnalités controversées du monde politique, l’une ayant œuvré dans l’ombre, l’autre sur le devant de la scène. Deux personnalités particulièrement rigides et obnubilées par le bien public, dont les méthodes ont abouti à en faire des ennemis du peuple : l’Américain John Edgar Hoover, chef tout puissant du FBI et la Britannique Margaret Thatcher, premier ministre de l’Angleterre entre 1979 et 1990.

Le premier, « J. Edgar » est signé par Clint Eastwood – dont le talent de cinéaste fait à présent presqu’oublier qu’il a été naguère un acteur starifié. Le rôle éponyme est tenu par Léonardo Di Caprio qui réussit là un remarquable travail de composition. A travers lui, ce sont cinquante années de l’histoire américaine qu’Eastwood nous dévide par flash-backs. C’est aussi, bien entendu, le portrait d’un homme dont le succès professionnel repose, en grande partie, sur un désastre intime. Un homme dont le goût du pouvoir et l’obsession sécuritaire l’amenèrent rapidement à entreprendre le fichage de tous les Américains, y compris le plus célèbres comme le président Kennedy. Voit-on mieux son actualité ? Les personnages secondaires sont également très bien tenus, à commencer par Helen Gandy, la secrétaire dévouée de John Edgar Hoover, jouée par Naomi Watts (brune pour la circonstance). Aucun temps mort dans ce film de 2H15 qui déconstruit autant qu’il parachève cette sombre légende américaine.  

Quant au second, cette « Dame de fer » réalisé par Phyllida Lloyd, il aborde le parcours existentiel et politique de Margaret Thatcher par le chemin de sa mémoire – ou de ce qu’il en reste – au soir de sa vie. Il est servi par une Meryl Streep au sommet de son art : un Oscar est venu, depuis, récompenser son éblouissante  interprétation. Si la vieillesse et la maladie, points de départ de cette biographie,  rendent  pathétique le portrait de l’autoritaire « Maggie » (désormais cloitrée dans son domicile londonien), elles ne peuvent occulter son action à la tête du gouvernement anglais qui lui a valu ce froid surnom. Sous sa férule, grèves et syndicats furent impitoyablement réprimés, les lois sociales sacrifiées sur l’autel de l’économie libérale – dont l’arrogance s’est, depuis, étendue à l’Europe entière. On ne gouverne pas une nation de 50 millions d’habitants avec des préceptes d’épicier et le film, malgré son caractère partisan, s’attache aussi à mettre en scène ses adversaires politiques et leurs critiques cinglantes, mixant au besoin des images d’archives pour rappeler l’intransigeance thatchérienne. Dans un aller-retour constant entre sa vieillesse déboussolée  et ses jeunes années, il nous restitue la genèse de sa formation politique et de ses convictions libérales. Comme il nous livre en pointillés des pans de sa vie privée, à partir de la rencontre avec son futur époux. Une mention spéciale pour Jim Broadbent, étonnant de fantaisie dans le rôle de son vieux mari. A voir certainement, mais sans jamais oublier l’horreur économique initiée en Angleterre par Lady Thatcher.       

 

 

                                       Serge DANON

05/03/2012

A lire : La Boétie, De la servitude volontaire

 


 

 

 Pour la plupart des gens ayant une once de culture, Etienne de La Boétie (1530-1563) restera à jamais associé à Montaigne et à sa justification philosophique de l’amitié (« Par ce que c’estoit luy, par ce que c’estoit moy »). « C’est bien, mais c’est un peu juste. » Ricaneront ceux qui ont un peu plus fréquenté le personnage et son œuvre. Car La Boétie, juriste et conseiller au Parlement de Bordeaux, fut un érudit qui traduisit de grands anciens comme Virgile et Plutarque. Poète lui-même, il rédigea des sonnets galants inspirés par le goût antique. Las ! Ces travaux sont bien oubliés aujourd’hui, contrairement à un petit texte écrit à dix-huit ans mais publié seulement en 1576 – soit treize ans après sa mort - ; un petit essai au lyrisme bouillonnant et sans cesse republié depuis : le Discours sur la servitude volontaire. Sa dernière édition en date, aux éditions du Passager Clandestin, est présentée par un intellectuel contemporain, comme il est de règle dans cette collection. En l’occurrence, c’est l’Argentin Miguel Benasayag, psychanalyste et activiste bien connu, qui éclaire ce texte à l’aune de nos connaissances actuelles dans un entretien liminaire avec Dominique Bellec. Un autre entretien, d’Olivier Morel avec le philosophe Cornélius Castoriadis, complète cette approche et clôt ce volume. C’est dire que l’accent est mis ici sur la modernité de La Boétie, dans une mise en abyme de ses thèses avec notre époque (qui excelle, chacun en conviendra, en matière de soumission des masses). Aussi vivifiants  que soient ces prolégomènes, il ne faudrait pas, au motif d’en faciliter la compréhension, qu’ils détournent par trop la curiosité du lecteur pour l’essai de La Boétie. Nous sommes, avec lui, en présence d’un texte fondateur, aux origines de la pensée politique moderne et, à ce titre là, il exige notre plus grande attention. Car s’il est relativement facile de stigmatiser les tyrans et d’exhorter le peuple à se soulever contre eux – ce que fait d’ailleurs La Boétie au début de son ouvrage, non sans une certaine naïveté-, autre chose est de critiquer ce même peuple qui accepte le joug d’un seul. C’est bien dans ce changement de regard que réside son originalité. Mais pourquoi cette propension collective à l’obéissance ? Pourquoi ce besoin de maîtres quand tout, en l’homme, semble appeler la liberté ? A cela, La Boétie avance trois causes. La première réside dans la coutume, loi non écrite qui fait que les êtres humains ont naturellement tendance à reproduire les comportements de leurs aînés, génération après génération. La seconde, plus concertée, vient de l’oppresseur lui-même, qui n’a de cesse d’abêtir et d’amollir, par des plaisirs vulgaires, le peuple sur lequel il règne. Hier comme aujourd’hui, il s’agit de tenir les masses le plus possible à distance d’un savoir libérateur. Et tant pis si les troupes ainsi levées ont moins de vaillance que des combattants libres et volontaires. L’essentiel est qu’elles ne constituent pas une menace pour le pouvoir en place : Orwell saura s’en souvenir dans « 1984 ». La troisième, qui parachève la seconde, n’est autre que la corruption généralisée, un régnant sur six qui règnent sur six-cents et ainsi de suite jusqu’à constituer une organisation pyramidale où chacun trouve un intérêt matériel à rester soumis plutôt qu’à se révolter. A ces trois causes, qui demeurent pertinentes pour notre époque, il faut en rajouter une quatrième – étrangement oubliée par la Boétie – et qui n’est autre que la puissance des armes. Que peut faire, en effet, un peuple, même courageux jusqu’au sacrifice, face à un tyran déterminé qui commande à la police et à l’armée ?  Nous en voyons chaque jour les effets destructeurs en Syrie depuis un an. De même, sa classification des tyrans en trois groupes – par élection, par la force et par la naissance – n’a rien perdu de son actualité, comme nous pouvons le constater en Russie, au Moyen Orient ou en Afrique. Certes, La Boétie nous laisse un peu sur notre faim, en posant les bonnes questions mais sans en tirer les justes réponses. Sa rhétorique et ses exemples, qui puisent abondamment dans l’antiquité gréco-latine,  peuvent paraître aujourd’hui pesants. Mais ils sont ceux  d’un homme cultivé de son temps et nul ne saurait logiquement le lui reprocher. Quant à son invitation finale à se tourner vers le Ciel – que des modernes lui ont reproché -, on aurait tort de la croire marquée au coin de la résignation. Car le Dieu auquel il s’adresse est «  libéral et débonnaire », ennemi de la tyrannie ; en quoi son idée du Divin  précède, là aussi, celle de Spinoza et des Encyclopédistes. Gardons nous, par conséquent, de penser que nous sommes plus intelligents que ce philosophe éternellement juvénile. Son petit livre est à ranger parmi les essentiels de la culture occidentale.     

 

(éditions Le Passager Clandestin, 91 pages, 7 euros) 

 

 

                                       Jacques LUCCHESI