03/06/2013
Cinéma : « Hannah Arendt », de Margarethe Von Trotta
Construire le scénario d’un film d’environ deux heures sur une polémique intellectuelle ; montrer la pensée au travail à travers des personnages reflétant autant de personnalités historiques : voilà certainement une gageure par ces temps de cinéma distractif et sensationnel à tout prix. Ce pari, Margarethe Von Trotta l’a relevé et assumé avec brio dans « Hannah Arendt », son dernier film consacré à la philosophe judéo-allemande. Loin d’être un simple biopic – une biographie filmée – de l’auteure des « Origines du totalitarisme », ce film s’attache à un moment particulièrement mouvementé de sa vie, lorsqu’Arendt, devenue citoyenne américaine, couvrît pour un magazine new-yorkais le procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem (1960-1961). Chacun sait le rôle capital que celui-ci prît dans la planification et l’extermination des Juifs européens durant le deuxième conflit mondial. Ce ne fut pourtant qu’un homme ordinaire, fonctionnaire zélé au service d’une tâche abominable, que le monde entier découvrît à cette occasion (il n’apparaît ici qu’à travers des images d’archives). Un homme complètement identifié avec sa fonction, qui avait fait taire en lui toute forme de conscience morale, allant jusqu’à citer Kant pour justifier sa soumission à un régime monstrueux. Précisément, c’est devant ce vertigineux décalage qu’Hannah Arendt déduisit son concept de « banalité du mal ». Loin d’être la manifestation d’un ego hypertrophié, loin de surgir romantiquement des abimes de l’être, ce mal absolu était celui, froid et mécanique, d’une société toute entière, sorte de renversement normatif excluant toute passion. Cet effort de penser un système dans le temps même d’un procès singulier à plus d’un égard, les révélations des accords passés entre les nazis et les conseils juifs (qui favorisèrent, bien plus qu’ils ne limitèrent, le génocide de leur peuple), tout cela devait lui valoir la vindicte de l’opinion judéo-américaine et l’éloignement de ses collègues universitaires. L’exigence de vérité est souvent à ce prix. Contrairement à Martin Heidegger, docile suiveur du national-socialisme, Hannah Arendt eut le courage de penser contre soi, de mettre en question ses appartenances, sociales et raciales, et c’est cela qui lui confère son indéniable grandeur philosophique. Le film revient aussi sur les troubles rapports qu’elle entretint jusqu’au bout avec l’auteur de « L’Etre et le Temps ». Dans le rôle de la philosophe intrépide, Barbara Sukowa est superbe de justesse et de conviction. Elle éclaire et rend attachante son personnage d’un bout à l’autre du film, tenant la pensée du spectateur en éveil, évitant l’écueil de l’ennui.
Une symbiose réussie entre les pouvoirs du logos et ceux de l’image.
Jacques LUCCHESI
14:35 Publié dans 11 | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : arendt, eichmann, conseils juifs, totalitarisme
Commentaires
Très bel article : juste, lucide et sain. Ah, voilà qui nous fait du bien en ces temps troublés ! Merci Jacques Lucchesi !
Écrit par : carchon | 06/06/2013
Les commentaires sont fermés.