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05/08/2016

Turquie : une autre forme d’état d’urgence

 

 

 Traditionnellement l’armée est au service du politique, du moins dans les états démocratiques. Entre eux, pourtant, les rapports sont souvent tendus. Parfois, c’est l’armée qui rejette une ligne directrice jugée trop à gauche : ce fut le cas pour Pinochet renversant le gouvernement Allende au Chili, en 1973. A l’inverse, elle peut aussi s’opposer au conservatisme, voire à l’intégrisme religieux, au nom de la démocratie quand un dirigeant issu des urnes menace de la nier. C’est ce qui se passa en Egypte, voici trois ans, lorsque Mohamed Morsi et les Frères Musulmans entreprirent de mettre la société civile sous coupe réglée. Les putschistes turcs avaient-ils l’exemple d’Al Sissi en tête quand ils ont voulu renverser le régime Erdogan, dans la nuit du 15 juillet dernier ? C’est fort possible, au vu de ses récentes dérives religieuses ; car une remise en question de la laïcité instaurée, voici près d’un siècle, par Kémal Atatürk, ne peut que nuire à l’essor de la société turque moderne et, au delà, à son intégration dans  l’Union Européenne. Malheureusement pour eux, les choses ne se sont pas passées aussi bien que pour leur modèle égyptien. En échouant dans leur contrôle de l’état, ils ont ainsi donné à leur adversaire une occasion rêvée pour accélérer son projet de société bien fermée sur elle-même et ses valeurs ancestrales.

Depuis une quinzaine de jours, on assiste avec stupéfaction à des agissements qu’on croyait – naïvement – appartenir à une époque révolue. La purge entreprise par Erdogan a des proportions quasi staliniennes. Les chiffres les plus récents font mention de 5800 personnes jetées arbitrairement en prison et de 13 000 gardes à vue (d’une durée portée à un mois), parmi lesquelles on dénombre 8800 militaires, 2100 magistrats et 1329 policiers. 12 000 fonctionnaires ministériels ont été sèchement limogés. C’est encore pire dans le secteur de l’éducation où ce ne sont pas moins de 48 000 enseignants qui ont ainsi perdu leurs postes. Quant aux journalistes, ils sont eux aussi dans le collimateur du pouvoir, particulièrement ceux dont les médias sont liés au prédicateur (modéré) Fetullah Gülen, que son opposition frontale à Erdogan a fait exiler aux USA. Les deux hommes se détestent, mais Gülen nie farouchement être l’instigateur de ce putsch.

Face à une telle situation, l’Europe a bien sûr de quoi s’inquiéter. Car la Turquie est officiellement son alliée dans la lutte contre le terrorisme islamique et l’immigration en provenance du Moyen-Orient. Mais il n’est pas certain que ces deux dossiers – malgré d’importantes contreparties financières – demeurent une priorité pour le gouvernement Erdogan, plus enclin à taper sur les rebelles kurdes du PKK que sur les sicaires de Daesh. Quoiqu’il en soit, on mesure ici les conséquences administratives et civiles de l’état d’urgence quand il s’applique brutalement, sans garde-fous démocratiques. Certes, la France n’est pas la Turquie et nous pouvons espérer ne jamais connaître une telle chape de plomb. Mais cela devrait quand même donner matière à réflexion à tous ceux qui l’ont hâtivement plébiscité dans nôtre pays.                  

 

                     Jacques LUCCHESI      

13:26 Publié dans numéro 16 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : turquie, putsch, armée, purge

26/11/2015

Bruissements (54)

 


Congrès: Branle-bas de combat à la tête de l’état après les terribles attentats du 13 novembre dernier à Paris. Car il s’agissait d’affirmer une détermination sans faille face à la menace terroriste sur notre territoire. La volonté d’une « union sacrée » était déjà sensible, dimanche 15, dans la réception à l’Elysée des chefs des principaux partis d’opposition. Mais c’est à Versailles, le lendemain, lors du congrès des parlementaires, que François Hollande a dévoilé tout un panel de propositions drastiques : assignation à résidence pour les individus suspectés de radicalisme religieux, bracelets électroniques, emprisonnement systématique des djihadistes français revenant de Syrie et d’Irak, déchéance de la nationalité française et expulsion pour les prédicateurs extrémistes possédant une autre nationalité, contrôles renforcés aux frontières européennes. Ces mesures, annoncées avec le ton martial qui s’imposait, ont fait l’unanimité des congressistes autour de sa personne. Il est vrai que le peuple français n’en attendait pas moins après le traumatisme subi dans sa capitale. Reste que le président a repris la quasi-totalité des propositions émises par Nicolas Sarkozy, la veille. Une façon habile de lui couper l’herbe sous les pieds. Car la politique politicienne ne perd jamais de vue ses propres intérêts. Après le tournant libéral de janvier 2014, nous sommes donc entrés dans le tournant sécuritaire du quinquennat Hollande – surtout avec l’état d’urgence prolongé jusqu’en février prochain. Le Patriot Act américain, si décrié au lendemain des attentats de New-York en septembre 2001, est en train de devenir une réalité en France. Et nul ne sait quand ça finira.

Patriotisme : Y aurait-il un regain du patriotisme en France ? Tout le laisse penser en ces heures sombres que nous traversons. Où que l’on se tourne, on n’a jamais aussi vu le drapeau français ni entendu autant chanter la Marseillaise. Et les demandes d’engagement dans l’armée ont triplé, passant de 500 à 1500 chaque jour. Elles émanent de jeunes gens – mais pas que – de tous les milieux sociaux ; des jeunes qui veulent participer activement à la défense de leur pays contre l’état islamique et ses kamikazes. Evidemment, les tests de sélection frustreront les velléités militaires des neuf dixièmes d’entre eux, mais ce n’est pas le problème ici. Celui-ci est bien plutôt dans la résurgence de ce sentiment que l’on croyait naïvement appartenir à une autre époque, à d’autres générations. Et qui tient peut-être à des structures profondes de la personnalité, une sorte d’instinct vital étendu à la communauté nationale toute entière. Un sujet pour le prochain bac de philo ?

Armée : L’armée française, parlons-en justement. Bien qu’elle reste la première de l’Europe fédérale – juste devant l’Angleterre – avec 228 000 combattants potentiels et des moyens d’action considérables, tant sur mer que dans les airs, son budget a été considérablement rogné au cours de ces dix dernières années, notamment sous la gouvernance de Sarkozy. Ainsi, elle serait bien en peine d’affronter seule sur leur terrain les 25 000 partisans de l’état islamique. Une coalition internationale semble donc inévitable pour poursuivre et terminer la contre-attaque déjà commencée par les Kurdes et les miliciens iraniens contre Daesh. Et dans cette coalition, la Russie jouerait un rôle de tout premier plan. Du coup, c’est Poutine – à défaut d’Assad – qui redevient fréquentable, voire estimable, pour le gouvernement français. Mais s’il envoie ses troupes faire le ménage dans le bourbier irako-syrien, ce ne sera pas contre rien en retour. Comme, par exemple, la levée de l’embargo économique décrété lors de la crise ukrainienne, l’an dernier ; ou la promesse que l’Europe fédérale lui laissera les coudées franches dans sa zone d’influence. Dans cette stratégie sempiternelle du moindre mal, c’est Poutine qui pourrait bien être le grand vainqueur de la nouvelle offensive internationale qui s’annonce au Moyen-Orient.

Musulmans : Si les attentats de Paris ont bouleversé à juste titre l’opinion, ils ont aussi produit un électrochoc dans la communauté des musulmans français. Car ces actes barbares, prétendument commis au nom de l’Islam, ne peuvent qu’interpeller ceux qui se réclament de cette religion. Aussi, le Conseil National du Culte Musulman a condamné sans réserve la tentation djihadiste et le recours à la violence au nom du Coran sur le sol français. Il a également rappelé aux prêcheurs des 2500 mosquées de notre pays qu’ils devaient, eux aussi, être fidèles aux lois de la République. Un appel qui a été largement suivi et commenté lors des prières du vendredi 20 novembre. N’en déplaise à certains qui voient, dans cette justification, une humiliation supplémentaire faite aux musulmans, elle était absolument nécessaire dans le contexte actuel. Car nous savons bien la part de responsabilité qu’ont eu certains pseudo-imams dans les dérives intégristes de jeunes Français. Le temps du silence ambigu est bien révolu. Il ne faut pas laisser Daesh diviser la société française.

Identitaires: Reste qu’il n’est pas si facile d’empêcher l’islamophobie de se déchainer après ce qui s’est passé. Dans les jours qui ont suivi les attentats, de nombreuses mosquées ont été taguées et des musulmans traditionalistes ont été pris à parti dans plusieurs villes françaises. A Cambrai, c’est un homme d’origine turque qui a été blessé par balle. Voilà de quoi raviver les vieilles haines confessionnelles. Comme, à Marseille, où un enseignant d’une école juive a reçu plusieurs coups de couteau, mercredi 18 novembre. Ses trois agresseurs – qui courent encore - se réclamaient ouvertement de Daesh et de Mohamed Mérah : un bien sinistre patronage, comme on le voit. Refréner les affrontements entre groupes identitaires va être une autre des grandes missions du gouvernement dans les mois à venir.


Bamako : Depuis de nombreux mois Daesh écrase, médiatiquement parlant, ses concurrents – et ils sont nombreux dans la nébuleuse terroriste. On comprend qu’une entité comme Al Qaida, naguère si commentée dans le monde, puisse en tirer ombrage. C’est peut-être pour redonner un peu de notoriété à l’organisation de feu Oussama Ben Laden qu’une de ses filiales africaines, Al-Mourabitoune (que dirige Mokhtar Belmokhtar), a planifié l’attaque spectaculaire du Radisson Blu, en plein centre de Bamako, vendredi 21 novembre. Les assaillants savaient qu’ils trouveraient là une clientèle internationale – donc une large couverture informative. La riposte des forces maliennes n’a pas trainé et en une journée tout était terminé. Le bilan de cette énième prise d’otages est quand même très lourd puisque – outre les deux terroristes – vingt personnes ont trouvé la mort. Le Quai d’Orsay a annoncé avec soulagement qu’il n’y avait pas de Français parmi les victimes. Il est vrai que, sous l’angle diplomatique, la vie humaine n’a pas la même valeur selon qu’elle est celle d’un ressortissant national ou d’un étranger. Et que mille morts au Pakistan nous affolent moins que dix morts dans notre pays.

Turquie : On savait la Turquie d’Erdogan – pourtant membre de l’OTAN – plus soucieuse de bombarder les combattants kurdes que les positions de Daesh en Syrie. On savait aussi qu’elle ne faisait rien pour endiguer l’émigration syrienne vers l’Europe à ses frontières. Qu’elle ne s’opposait pas, non plus, au passage des recrues européennes de l’état islamique sur son territoire – quand elle ne les armait pas en sous-main. Mais on ne pensait quand même pas qu’elle irait jusqu’à tirer sur un avion allié. C’est ce qu’ont pourtant fait deux de ses chasseurs en abattant, mardi 24 novembre, un SU 24 russe qui effectuait une mission de reconnaissance sur la Syrie voisine. Motif : il aurait violé à plusieurs reprises l’espace aérien turc. L’un des deux pilotes parachutés a ainsi été tué au sol par des djihadistes trop heureux de pouvoir exercer leur vengeance. La disproportion entre la faute commise et la réaction turque suscite bien des interrogations. A quel jeu trouble joue la Turquie dans ce contexte particulièrement instable ? Est-ce que les européens peuvent encore la tenir pour un allié dans la coalition qui se prépare ? Si Vladimir Poutine a parlé, à juste titre, « d’un coup de poignard dans le dos », s’il a suspendu des accords commerciaux avec Ankara, on lui sait gré d’avoir eu la sagesse de ne pas exercer de représailles militaires contre les Turcs. Car, malgré tout, les vrais ennemis sont ailleurs. Mais qu’il est dur de se coaliser quand chacun poursuit des intérêts géopolitiques divergents !


                                   Erik PANIZZA

16/10/2015

Bruissements (53)

     

 

 

Air-France : ces images ont fait le tour du monde : deux directeurs d’Air-France assaillis par des grévistes et des syndicalistes, contraints à escalader des grilles de sécurité en abandonnant leur chemise.  La quasi-totalité de la classe politique française – les socialistes en tête – a parlé de violences inacceptables. Mais personne, ou presque, parmi eux n’a évoqué la violence psychologique qu’exercent, à longueur de plans sociaux, les DRH sur les employés. A Air-France, ce sont 2900 emplois qui sont menacés d’ici quelques années. 2900 chômeurs potentiels dont la seule faute est de trop coûter à une entreprise qui fait quand même des bénéfices. Voilà une violence moins spectaculaire mais autrement plus pernicieuse pour notre société. Dans cette affaire, le comble aura été sans doute, une semaine plus tard, l’arrestation au petit matin de quatre des employés exaspérés (depuis mis à pied par leur employeur). Une façon de dire que la marge est désormais très mince entre la protestation sociale et la délinquance. 

 

Morano : une nouvelle fois, la langue de Nadine Morano a trahi sa pensée. En déclarant que « La France est un pays de race blanche », elle s’est attiré les foudres de tous ceux qui, pour une raison ou un autre, adhèrent au politiquement correct. Un pays de race blanche, la France ? Sans doute à l’origine. Mais à présent, après la révolution française, la priorité du droit du sol sur le droit du sang, le post-colonialisme et l’accélération du phénomène migratoire, elle pourrait bien avoir pris un peu de couleur. Dans ces conditions, il est difficile de se cramponner à une idée nationale excluant tout métissage. Les instances de son parti – les Républicains – ont donc décidé de l’exclure. Pas de régionales pour elle en décembre prochain. D’où la colère de la blonde lorraine contre celui qui fut son mentor. Au fait, n’était-ce pas Nicolas Sarkozy qui défendait, en 2007, l’idée de l’Europe, fer de lance de la chrétienté. Finalement, c’est blanc bonnet et bonnet blanc.

 

Spots : un père éploré qui parle au passé de sa fille partie faire le djihad en Syrie ; une mère brutalement confrontée à la mort de son fils djihadiste par un émissaire islamiste. Ce sont deux approches, parmi d’autres, des spots gouvernementaux anti-djihad que l’on peut voir actuellement à la télé. Ils s’inscrivent en négatif de la propagande faite par Daesh et ses sbires sur Internet : car il faut bien continuer à draguer de jeunes écervelés pour son projet de guerre totale. Ces spots jouent, eux aussi, sur la corde sensible, mais pour essayer de retenir les adolescents près de leurs parents. Car la guerre n’est pas un jeu vidéo et dans celle qui se déroule  en Syrie, il n’y a pas de place pour les amateurs, quelle que soit leur religion. Une bonne initiative qui, néanmoins, arrive un peu tard sur nos écrans.   

 

Turquie : 97 morts et plusieurs centaines de blessés : c’est le terrible bilan de l’attentat du 10 octobre à Ankara, deux kamikazes s’étant fait sauter dans une foule de manifestants pacifiques. Si la filière kurde a été écartée (car trop invraisemblable), la piste de Daesh a les faveurs du pouvoir. Mais beaucoup, parmi les opposants au régime Erdogan, pensent qu’il ne serait pas tout à fait étranger à l’affaire, surtout à l’approche des législatives. Naturellement, le gouvernement a restreint un peu plus les libertés civiles, tout en proclamant trois jours de deuil national. On imagine quel séisme politique aurait entrainé en France un attentat d’une telle ampleur.

 

Stone : on a cru, un moment, à une vengeance terroriste, mais il s’agissait, en fait, d’une de ces rixes tragiquement banales qui ensanglantent la vie nocturne ici ou ailleurs. En l’occurrence, c’est à Sacramento (Californie) que Spencer Stone a encore fait montre d’un courage exemplaire en se portant seul au secours d’une jeune femme agressée par une bande de voyous. Moins de deux mois après son geste héroïque dans le Thalys Amsterdam-Paris, il retourne donc à l’hôpital en urgence, ayant encore reçu plusieurs coups de couteau. Voilà une année que le jeune américain n’est pas près d’oublier. Nous non plus, nous ne l’oublions pas. Car si un homme doit être distingué héros de 2015, c’est bien lui.

 

 

                   Erik PANIZZA