24/03/2015
Les rats
C’est ma concierge, Mme Bouzige, qui m’avait alerté la première. « Vous avez vu ces rats qui courent dans l’escalier et qui sortent par dizaines par les bouches d’égouts ? Je n’en ai jamais vu autant depuis la guerre ! Il faudrait voir à en parler aux services de la Ville ! » Ce qui fut fait dans les jours qui suivirent. Une équipe arriva. De grands et forts gaillards envahirent le quartier, dératisant en quelques jours les cours d’immeuble, les caves et les greniers. J’appris par les journaux qu’une même opération avait été organisée à l’échelle nationale, avec tous les moyens pour exterminer cette vermine. Les rats ! Personne ne savait trop d’où ils venaient. La chose qui était sûre, c’est qu’ils grouillaient ! Mais très rapidement on soupçonna qui en était le principal vecteur : les innombrables embarcations chargées de clandestins qui échouaient sur nos rivages. On installa sur les points névralgiques des Centres où tous les arrivants étaient contraints de se doucher et de passer devant un médecin qui décrétait leur quarantaine. Mesure d’hygiène élémentaire. Total et unanime était le consensus.
C’est juste après que tout a basculé. Mme Bouzige dut m’en parler mais je n’y pris pas garde. Les mêmes costauds, venus dératiser nos rues et nos immeubles, s’en prirent aux prétendus vecteurs de l’invasion ratière et les reconduisirent dans des bateaux pour qu’ils retournent au diable. Il y eut, ici et là, quelques protestations, vite étouffées par les antiennes de la consommation. J’avoue n’avoir rien dit. Mme Bouzige qui, elle, avait connu la guerre, ne voyait pas les choses d’un bon œil. « Tout ça ne sent pas bon ! me confia-t-elle. Si la situation empire, ils trouveront des responsables de partout ! Moi, vous, que sais-je ? ». — Mme Bouzige, nous sommes en république ! — Plus pour longtemps ! Je conviens aujourd’hui que j’ai été aveugle. Ou lâche, ce qui est pire. Le pouvoir se durcit. Eliminer les rats, les émigrants ne réglait pas les choses. Il fut dès lors question de ceux qui n’avaient pas d’emploi, de citoyens dont l’utilité n’était pas évidente, comme les artistes, les écrivains... et de tous ceux qui avaient protesté contre les reconduites à la frontière. Et tous furent enfermés dans les Centres pour migrants, privés de leur famille et de leur liberté.
Là, je dois dire, ça me donna un sacré coup. Mme Bouzige me dit que la prochaine fois serait pour elle. — Mais comment ça ? De quelle prochaine fois... — Ils disent à la télé qu’à la place des concierges, ils mettront des mouchards ! Deux jours plus tard, ils embarquèrent Mme Bouzige. Je cherchai à la retenir mais je reçus un coup de matraque qui me sonna. Quand arriva le tour des Pleutres, des Indécis et des Indifférents, je fus du lot. Dans le camion qui transportait notre incrédulité mêlée de peur, je demandai : — Et que font-ils des Indifférents ? — Ils ne s’en soucient pas et les laissent crever dans leur coin ! A tout prendre, mieux vaut être tué par eux ! Je n’envie pas ta fin ! Moi, l’indécis, j’ai peut-être une chance de rejoindre leur cause ! Au Centre, j’ai retrouvé Mme Bouzige qui avait bien maigri. Elle m’a à peine reconnu. Puis on nous a poussés dans une chambrée où s’entassaient des ombres. C’est là que j’ai vu un, puis deux, puis des dizaines se faufiler entre les lits. Des rats, des centaines de rats courant tout excités et attendant bien patiemment qu’on s’affaiblisse pour nous manger.
Yves CARCHON
14:56 Publié dans numéro 15 | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : rats, émigrants, hygiène, concierges