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30/01/2018

             Yann Moix l’accusateur

        

          

 

 

 Qu’est-ce qu’un intellectuel ? Un homme – ou une femme – qui travaille avec des éléments symboliques, bien sûr, une personnalité dotée d’une capacité à organiser ses idées. Mais aussi un citoyen interpellé par les problèmes de son temps, désireux d’intervenir avec les moyens qui sont les siens dans l’arène publique, prenant parti pour ce qu’il estime être le juste contre l’injuste, quelles que soient les formes que ces notions-là prennent momentanément. Pas question, pour lui, de laisser s’émousser sa capacité à juger. Pas question d’abandonner aux seuls spécialistes la catégorisation du monde. Car l’intellectuel- au sens moderne du terme – se situe d’emblée dans le champ de l’éthique. C’est sous cet angle-là qu’il observe et commente les phénomènes sociaux ou les décisions politiques (quand bien même il aurait ses propres engagements). Son domaine à lui, c’est l’universel, ce qui doit être plutôt que ce qui est. Il est ce fragile aiguillon des consciences et son influence est, bien sûr,  proportionnelle à sa notoriété.

On sait ce que firent Voltaire et Zola pour la réhabilitation de Calas et Dreyfus. Aujourd’hui c’est Yann Moix qui assume un peu de leur héritage avec sa lettre ouverte au président de la République, publiée lundi dernier dans Libération. Ainsi entend-il rappeler, à celui qui incarne présentement la voix de la France, ses obligations morales dans la crise migratoire actuelle. On sait que l’écrivain-chroniqueur n’a pas la langue dans sa poche quand il s’agit de dénoncer les errements de notre époque - comme la mise au pilori de Colbert et du Code Noir par les associations anti-racistes d’aujourd’hui. A trop vouloir juger les oppresseurs d’hier, on en oublie presque les exactions de leurs épigones  qui se déroulent en ce moment avec l’aval tacite de nos dirigeants. Non, nous ne devons pas nous tromper de cibles et Yann Moix remet à sa façon les pendules à l’heure avec des mots qui claquent comme des coups de fouet : « Chaque jour, vous humiliez la France en humiliant les exilés. ». Ou, plus loin : « Les mesures anti-migratoires sont toujours populaires. Mais, voulant faire plaisir à la foule, vous trahissez le peuple. ».

 Le point de départ de cette philippique est dans les brimades que font subir des fonctionnaires français à des migrants qui continuent de se rassembler à Calais dans l’espoir de pouvoir passer en Angleterre. C’est aussi le double discours officiel que met en avant l’écrivain. Que signifie, par exemple, « un usage des gaz lacrymogènes fait dans le respect de la réglementation » argué par le préfet du Pas de Calais ? Imagine- t’on un zélé tortionnaire qui écrirait, dans son rapport, que les séances de baignoire ou de gégène n’ont pas dépassé le seuil autorisé par les médecins ? Cette hypocrisie langagière, Emmanuel Macron en a usé lui-même en déclarant, lors de sa visite à Calais le 16 janvier, « s’élever contre l’idée que les forces de l’ordre exercent des violences physiques en confisquant les effets des migrants », menaçant de sanctions les policiers si ces agissements étaient prouvés. Car il est difficile de croire à la sincérité du chef de l’état face à ce que Moix appelle « un protocole de la bavure ».

La France est-elle en train de devenir comme la Chine ? Obnubilée par sa croissance économique, elle met de plus en plus sous le boisseau les Droits de l’Homme et les problèmes humanitaires afférents. C’est pour tenter d’enrayer cette dérive fatale de la politique que nous avons, plus que jamais, besoin de la parole critique des intellectuels. Dont Yann Moix est, momentanément, le surgeon le plus flamboyant.

 

Jacques LUCCHESI

 

24/01/2018

  Cent fleurs pour cent femmes libres

                

 

 

  On avait fini par ne plus y croire depuis l’affaire Weinstein et la pétition en ligne « balance ton porc », tellement les féministes françaises monopolisent le débat public sur le harcèlement sexuel. En octobre dernier Christine Angot, sur le plateau de « On n’est pas couché », avait bien tenté de faire entendre sa voix discordante face à Sandrine Rousseau, réfutant énergiquement que les femmes soient toujours les victimes des hommes. Mais les larmes de l’élue écologiste – une vieille tactique – avaient alerté la directrice de France 2 et fait regarder la romancière-chroniqueuse comme une sorte de bourreau insensible à la souffrance féminine. Autant dire qu’elle est sur un siège éjectable. Quant aux hommes, évidemment, ils n’ont pas voix au chapitre sinon pour soutenir sans nuance les allégations et oukases anti-machistes, à commencer par celles qui émanent de la – bien mal nommée – secrétaire d’état à l’égalité des femmes et des hommes, Marlène Schiappa.

 C’est dans ce contexte-là que Le Monde, mardi 9 janvier, a publié une tribune aussi étonnante que détonante, signée par cent femmes bénéficiant d’une notoriété publique – comme Catherine Deneuve, Ingrid Caven  Catherine Millet ou Elisabeth Lévy. Aux antipodes du puritanisme ambiant, elles y réclament le droit à être importunées dans la rue et l’indulgence pour les dragueurs maladroits, ne voulant pas que cet aspect du vivre-ensemble puisse être criminalisé à l’instar d’une véritable agression sexuelle. Sans remettre en question le caractère nécessaire de cette prise de parole, elles en dénoncent les excès qui l’accompagnent, qu’ils prennent la forme de dénonciations arbitraires, de démissions forcées ou d’accusations publiques, sans que les intéressés n’aient pu constituer leur défense juridique. Car il s’agit de protéger autant les libertés des hommes que celles des femmes contre ce déferlement haineux qui se drape, de surcroît, dans  la vertu. Elles montrent ainsi que ce discours « politiquement correct » entretient les femmes dans une situation d’éternelles victimes et va à l’encontre de leur complète émancipation, faisant le jeu des intégristes de tout poil. Autant d’assertions justes et pertinentes qu’à titre personnel, je partage sans réserve.

Cette tribune, comme on s’en doute, n’a pas fait l’unanimité. Et c’est sans surprise que les féministes institutionnalisées, qu’elles gouvernent ou enseignent, l’ont brocardé avec mépris comme « un tissu d’âneries » rétrogrades. Mais un homme dans ce concert – le romancier Frédéric Beigbeder – s’est félicité que cette parole féminine ose dire, au nom des hommes privés d’audience, que ceux-ci ne sont pas tous  des porcs. La presse étrangère a largement commenté leur courageuse prise de position, les plus féroces critiques venant, bien sûr, des journalistes anglo-saxons, tandis qu’à l’inverse, Allemands et Italiens ont exprimé leur approbation à l’égard de ces insoumises.

 Depuis, Catherine Deneuve est revenue sur une partie de ses déclarations, présentant même ses excuses à celles qu’elle aurait pu choquer. Tout en maintenant qu’elle n’avait de leçon de féminisme à recevoir de personne, elle qui fut – doit-on le rappeler ? – l’une des signataires du Manifeste des 343 salopes pour le droit à l’avortement en 1971. Et l’on mettra sur le compte de la passion éristique l’allégation de Brigitte Lahaie – autre signataire de cette fameuse tribune – selon laquelle « des femmes jouiraient pendant le viol ». Car il n’est évidemment pas question de demander la dépénalisation de ce crime. Pas plus, d’ailleurs, que de nier les violences physiques faites aux femmes et pour lesquelles des lois s’appliquent déjà.

Il n’en reste pas moins qu’une brèche a été ouverte dans cette chape de plomb ; une brèche qui permet de faire entendre le dissensus et la différence dans un pays où ils sont de plus en plus menacés et il faut tout faire pour qu’elle ne se referme pas. Car le féminisme est devenu, en France, une idéologie d’état, aux antipodes de ses racines protestataires et généreuses. Une idéologie qui légifère et condamne ce qui ne va pas dans son sens, dans une parfaite ignorance de la réalité empirique, celle vécue par une majorité d’hommes et de femmes qui s’aiment et se soutiennent dans les épreuves de la vie. Une idéologie qui entretient à dessein la lutte entre les sexes, qui ne recule devant rien pour faire triompher son idée aseptisée de la femme. L’égalité – mais est-ce encore le but recherché ? – ne se décrète pas à coups de fusil, mais par le partage et le dialogue quotidiens. Ce sont aujourd’hui les cent femmes signataires de la tribune du Monde qui la portent mieux que quiconque en France. Cette chronique leur est amicalement dédiée.    

 

Jacques LUCCHESI

18/01/2018

C’est Bizet qu’on assassine !

                    

 

 Qui ne connait l’histoire de Carmen et de ses amours tumultueuses avec Don José ? Qui n’a pas siffloté un jour Le chœur des enfants ou, bien sûr, la célébrissime habanera, L’amour est enfant de bohème, de l’Acte 1? Bref, l’opéra de Bizet – dans lequel Nietzsche voyait le meilleur  de la musique méditerranéenne – n’a jamais cessé de hanter la sensibilité collective depuis sa création en 1875. Au XXeme siècle, le cinéma a pris le relais de la scène pour en perpétuer le mythe. On se souvient sans doute de la pétillante Carmen jouée par Julia Migenès-Johnson dans le film de Francesco Rosi en 1984: face à elle, dans le rôle de Don José, le ténor Placido Domingo n’en menait vraiment pas large. Et pourtant, l’histoire se répétait inexorablement, fidèle à la vision du compositeur et de ses librettistes.

Eh bien aujourd’hui, c’est un certain Léo Muscato, metteur en scène de son état, qui a entrepris de transformer la fin de cet opéra parmi les plus célèbres du monde. Sous le curieux prétexte que la mort d’une femme ne doit plus être applaudie à la scène (Carmen est tuée par Don José), il a tout simplement décidé que ce serait Carmen qui, en se défendant, blesserait mortellement son agresseur. Pour justifier une telle hérésie, il a expliqué que l’idée lui aurait été suggérée par le directeur du théâtre florentin où était montée cette énième version. La stupidité d’un tel argument fait bondir de colère. Car c’est une interprétation, et non une démonstration de force, qu’on applaudit à l’opéra. Ainsi de prétendus hommes de l’art n’ont même plus la claire conscience des lignes de partage entre le réel et l’imaginaire. Ainsi la représentation d’une action, quelle qu’elle soit, deviendrait pour eux moralement équivalente à sa réalisation physique.

On voit d’ici la régression effarante qu’implique cette confusion de l’éthique et de l’esthétique (au bénéfice de la première) ; l’irruption intempestive, dans le champ de l’art, des questions sociétales du moment – ici la protestation féministe. A terme c’est la liberté souveraine de l’artiste  qui est menacée, comme ce fut le cas sous des pouvoirs totalitaires ou en des époques particulièrement puritaines. C’est aussi la négation du statut d’auteur par ceux qui devraient se contenter de le servir humblement – ici les metteurs en scène – siècle après siècle, si la modernité ne les avait pas incités à se penser plus intelligents que les créateurs eux-mêmes. Passe encore qu’on habille les acteurs au goût du jour. Passe encore qu’on situe l’action dans un camp de Roms des années 80 ou même qu’on noircisse la personnalité de Don José tant que l’histoire va jusqu’au bout d’elle-même. Certes l’opéra de Bizet, en un siècle et demi, a connu maintes variations. On l’a même tiré du registre comique, où il se situait initialement, vers un registre plus tragique. Mais on n’avait pas, pour autant, osé réécrire une partie de son canevas.

C’est chose faite et ce coup de force en dit long sur le révisionnisme culturel qui gangrène notre époque. Au motif de vouloir moraliser la vie de nos contemporains, des associations (servies par des relais gouvernementaux) cherchent à orienter dans leur sens les créateurs actuels ou s’immiscent sans vergogne dans le patrimoine classique pour le dénigrer, voire y expurger ce qui s’oppose à leur mesquine vision du monde. Comme si les hommes et les femmes des temps anciens n’avaient plus droit à leurs propres codes culturels ; comme si le passé devait être mis, de gré ou de force, au diapason du présent- le seul mode temporel qui vaille pour les tristes imbéciles qui prétendent régir nos vies. Hier, une ministre de la santé voulait faire interdire l’acte de fumer à l’écran pour des questions hygiénistes. Aujourd’hui c’est un metteur en scène qui réinvente  Carmen  pour le plus grand plaisir des féministes qui s’agitent en coulisses. L’empire du Bien, magistralement dénoncé par Philippe Muray, poursuit sa marche irrésistible. Quitte à stériliser l’Histoire et transformer la culture en jardin d’enfants.

 

Jacques LUCCHESI