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03/06/2016

Génération sacrifiée

 

                   

 

 Un constat tout d’abord : on ne se méfie jamais assez des mots que l’on emploie. Il y a, dans le langage une instabilité qui affecte, au fil du temps, le sens de toutes ses productions, surtout quand elles deviennent d’un usage courant. C’est ainsi que les concepts se pervertissent, dérivent d’une discipline à une autre, ou que les expressions finissent par signifier tout autre chose que ce qu’elles décrivaient initialement. C’est le cas, en particulier, pour cette « génération sacrifiée » dont on nous rebat les oreilles dans les médias. Le terme est apparu au lendemain de la Grande Guerre et de ses terribles  hécatombes : un million cinq cents mille morts et deux fois plus d’estropiés, cela crée un traumatisme dans la mémoire nationale, cela laisse des traces, aussi, dans le lexique. Pour la plupart d’entre eux – les dates gravées dans le marbre des monuments aux morts en attestent -, c’étaient de touts jeunes hommes qui avaient entre vingt et trente ans quand ils allèrent au casse-pipe. Imagine-t’on l’enfer qu’ils ont vécu dans leur chair ? L’horreur de mourir à l’âge où l’être humain aspire le plus à la vie ?  Le vieux Clémenceau, alors président du conseil, pouvait proclamer à juste titre : « Ils ont des droits sur nous ». Certes, toutes les guerres sont horribles et on pourrait en dire autant de celles que Napoléon imposa aux jeunes Français nés entre 1785 et 1795 : ce fut aussi une autre génération sacrifiée.

Un siècle plus tard, qu’est devenue cette expression ? Qui désigne t’elle dans la bouche et sous la plume des journalistes qui s’en font l’écho? Une partie de la jeunesse française peine à s’insérer dans le monde du travail ou ne parvient pas à accéder au logement : génération sacrifiée. Les baby-boomers, à présent retraités, vivent grassement sur le dos des nouveaux actifs : génération sacrifiée. Ce sont nos enfants qui vont payer notre gaspillage énergétique : génération sacrifiée. On pourrait multiplier ce genre d’inepties qui font les choux gras des débats télévisés, mais à quoi bon ? Elles ont en commun d’oublier que le vécu des individus, hier ou aujourd’hui, n’est pas réductible à des tableaux statistiques. Et que la chance n’a pas souri à tous ceux qui sont nés juste après la Libération. Mais il arrive quelquefois que l’actualité rende à ce terme son sens premier. On a pu le voir, lors du week-end dernier, à Verdun, pour les commémorations franco-allemandes d’une bataille qui résume à elle seule l’absurdité sanglante du premier conflit mondial. On a pu comprendre, en voyant ces enfants s’ébattre joyeusement entre les croix blanches du cimetière où reposent à jamais tant de soldats fauchés dans la fleur de l’âge. Si ce genre de cérémonies a encore une utilité, c’est de relativiser les épreuves de notre temps par rapport à celles des époques passées. C’est d’apporter un éclairage historique aux expressions que les gens répètent comme des perroquets, dans l’ignorance de leur surgissement. C’est d’inviter à un peu plus de décence tous ceux qui découvrent que la vie ne donne jamais tout et tout de suite.                                

 

                      Jacques LUCCHESI